Cette synthèse résume les réponses aux questions suivantes :
Q1b - « Quels seraient les arguments techniques en faveur, ou en défaveur d'un éventuel multirecyclage futur, et les conditions de sa faisabilité, du point de vue de la gestion des matières et déchets radioactifs ? »
Q2a - « Les réacteurs à neutrons rapides (RNR) à caloporteur sodium sont-ils la seule voie pour multirecycler le plutonium et sous quelles conditions ? »
Q2b - « D'un point de vue purement technique, et dans l'hypothèse où l'État le souhaiterait, des RNR industriels, inspirés éventuellement du démonstrateur ASTRID, pourraient-ils être déployés dans les prochaines décennies avec un niveau de sûreté équivalent ou supérieur à celui des réacteurs de 3e génération (EPR) ? »
Résumé – Il existe deux types de multirecyclages envisageables, avec les réacteurs à eau pressurisée ou avec une nouvelle génération de réacteurs à neutrons rapides. Le premier type permet des économies de ressources et une réduction de la quantité de plutonium produit, mais conduit en contrepartie à une augmentation de la quantité d’actinides mineurs. Le second permet une autonomie complète vis-à-vis des ressources naturelles, ainsi qu’une réduction lente du stock de plutonium. Une contrepartie est un nombre plus important de manipulations de matières radioactives dans les installations du cycle. Ce second type de multirecyclage nécessite aussi de nouveaux réacteurs : les débats sur ces réacteurs à neutrons rapides ne portent pas sur leur faisabilité (il en existe dans d’autres pays) mais sur leur délai de développement industriel, leur complexité qui en augmente le coût, et leur opportunité économique, alors qu’un prix bas de l’uranium réduit l’intérêt des économies de matière première.
Introduction
Le monorecyclage actuel conduit à produire en bout de chaîne un nouveau type de combustible usé (par exemple le MOx usé dans le cas du recyclage du plutonium) qui n’est pas lui-même actuellement recyclé, même s’il est considéré comme une matière potentiellement valorisable. L’intérêt du monorecyclage dépend en partie du devenir possible du MOx usé après ce premier recyclage : stockage définitif en l’état ou nouveau recyclage ultérieur.
Multirecyclage en réacteurs à eau légère ou en réacteurs à neutrons rapides
Une option est de recycler le MOx usé dans les réacteurs actuels. Comme on recycle le combustible UNE usé, en en extrayant le plutonium, puis en incorporant ce dernier à de l’uranium appauvri, on peut imaginer faire de même pour le MOx. La difficulté, on l’a vu, est que le plutonium voit sa qualité se dégrader : à mesure qu’il capture des neutrons, il se concentre en isotopes non fissiles et sa teneur en isotope fissile 239 diminue. Le plutonium contenu dans le MOx usé n’est ainsi pas de qualité suffisante pour être réutilisé dans les réacteurs français actuels (réacteurs à eaux légères, REL) directement. Une possibilité, parmi d’autres actuellement explorées, est de mélanger ce plutonium de faible qualité à de l’uranium enrichi (au lieu de l’uranium appauvri utilisé pour le MOx). Le retraitement du combustible MOx a été expérimenté par Orano sur 70 tonnes de combustible MOx usé, et le plutonium extrait a été recyclé dans des réacteurs allemands. En revanche, la faisabilité à grande échelle d’un tel multirecyclage n’est pas encore démontrée.
Une deuxième option (qui est en fait historiquement la première) est d’utiliser un autre type de réacteur, les réacteurs à neutrons rapides. Ces derniers, moins exigeants sur la qualité du plutonium et de l’uranium, permettent un recyclage récurrent sans ajout d’uranium enrichi.
Économie de ressources
Le multirecyclage permet en principe une économie en ressources dont l’ampleur dépend fortement du type de multirecyclage considéré.
Pour le multirecyclage dans les réacteurs actuels, l’économie de ressources naturelles resterait modérée à cause du besoin d’ajout d’uranium enrichi, et elle atteindrait au maximum +10 % par rapport au monorecyclage actuel.
Pour le multirecyclage en réacteur à neutrons rapides, la situation serait différente. Un tel réacteur consomme un mélange de plutonium et d’uranium appauvri semblable au MOx. Il peut être réglé pour produire autant de plutonium qu’il en consomme par transmutation de l’uranium 238[1] contenu dans l’uranium appauvri. Ainsi, un parc constitué d’une fraction suffisante de réacteurs à neutrons rapides pourrait en principe fonctionner uniquement avec le plutonium et l’uranium issus du recyclage (URT) et de l’enrichissement (uranium appauvri), consommant in fine l’intégralité de l’uranium naturel (et pas uniquement les 0,7 % d’uranium 235 fissile qu’il contient). Les réacteurs à neutrons rapides permettraient de se passer entièrement de nouvelles ressources naturelles et ainsi de supprimer l’amont du cycle (minage de l’uranium naturel, transformation, enrichissement), du moins tant qu’il resterait des stocks d’uranium appauvri (ce dernier n’étant réduit que d’un dix millième par an).
Types de matières et déchets produits
Le multirecyclage dans les réacteurs actuels permettrait (par rapport au monorecyclage) une réduction de la quantité totale de plutonium et une diminution de la quantité de combustible usé entreposé, mais entraînerait une augmentation substantielle de la quantité d’actinides mineurs (+30 % par rapport au monorecyclage actuel) qui augmenterait mécaniquement la quantité de colis de déchets vitrifiés produits, du moins sur la base des spécifications actuelles.
Le multirecyclage dans des réacteurs à neutrons rapides permettrait une réduction du stock total de plutonium et d’actinides mineurs (en comparaison avec le monorecyclage et en absolu). Pour les actinides mineurs, l’ampleur de la réduction possible est cependant débattue et dépend de la mise en œuvre de leur transmutation. À cet égard, les gains associés, en termes de sûreté, de radioprotection et de gestion des déchets, n’apparaissent pas de manière évidente décisifs en regard des contraintes induites sur les installations du cycle du combustible, notamment si les quantités de plutonium et d’actinides mineurs accumulées dans les installations du cycle sont prises en compte.
La quantité de produits de fission générés serait inférieure à celle du cycle ouvert ou du monorecyclage.
Les déchets de haute activité ultimement produits sont dans les deux cas des colis de déchets vitrifiés, avec une réduction progressive de la quantité totale de combustible usé, ce dernier étant retraité.
Évolution des inventaires de matières pour le multirecyclage en réacteur à neutrons rapides
La classification de certaines substances comme le plutonium ou l’uranium appauvri en matières (et non en déchets) repose sur leur possibilité de réutilisation future. Il est donc important de savoir quel impact aurait le multirecyclage sur l’évolution de leur inventaire. On se concentre ici sur le multirecyclage en réacteur à neutrons rapides.
En s’appuyant sur le rapport Charpin-Pellat-Dessus, on peut estimer l’évolution du stock de matières et déchets dans l’hypothèse où des réacteurs à neutrons rapides seraient introduits dans le parc à l’horizon 2040[2] et où l’on regarderait la situation résultante soixante-dix ans plus tard. On obtient les données suivantes :
Plutonium et actinides mineurs |
Produits de fission |
MOx usé |
UNE usé |
|
2040 |
500 t |
2800 t |
5800 t |
5000 t |
2110 |
420 t |
4500 t |
1000 t |
5000 t |
À ces matières s’ajoute un stock d’uranium appauvri dont on ne consommerait[3] qu'1 % tous les 100 ans. Ces chiffres reposent sur des hypothèses datant de 2000, qui sont débattues, en particulier sur la capacité de ces réacteurs à transmuter les actinides mineurs, mais la controverse se situe principalement sur l’interprétation à leur donner.
On note en effet que la réduction de la quantité de matières radioactives, même soixante-dix ans après l’introduction de réacteurs à neutrons rapides, reste modeste, notamment pour le plutonium et les actinides mineurs. Le multirecyclage ne ferait pas disparaître les matières radioactives, il stabiliserait d’abord leur quantité puis les ferait seulement décroître très lentement.
Néanmoins, pendant ces soixante-dix ans, 350 TWh d’électricité par an auraient été produits, le tout en diminuant la quantité de matières radioactives entreposées. Sans multirecyclage, ces quantités auraient continué à augmenter linéairement.
Les conséquences sur le cycle du combustible et le stockage définitif de cette diminution de l’inventaire des matières doivent être approfondies.
Opérations sur le plutonium et transport de matières
Le multirecyclage nécessiterait un nombre plus important d’opérations sur du combustible contenant plus de plutonium et dont l’activité neutronique est plus élevée. Réaliser ces opérations est ainsi plus difficile et nécessiterait notamment une amélioration de l’automatisation des usines de retraitement.
Le volume de combustible usé transporté à travers la France n’augmenterait pas avec le multirecyclage, sous réserve d’une optimisation de la logistique et de la localisation des réacteurs permettant le multirecyclage, mais ce combustible usé étant plus chargé en plutonium, le flux de plutonium augmenterait d’un facteur 9.
Faisabilité et sûreté
Il semble aujourd’hui que seule la technologie des réacteurs à neutrons rapides à caloporteur sodium soit suffisamment mature pour permettre le multirecyclage en principe intégral du plutonium à un horizon raisonnable. D’un point de vue purement technique, la faisabilité de ces réacteurs n’est pas contestée, et des modèles de ce type fonctionnent actuellement en Russie, même si le recyclage complet du plutonium n’a pas été démontré.
La question de la sûreté de ces réacteurs est plus débattue et on mentionne ici quelques-uns des arguments discutés.
Dans un réacteur à eau légère, la chaleur des assemblages de combustible est extraite par de l’eau pressurisée, qui ralentit les neutrons de la réaction de fission (ce qui est recherché). L’utilisation de sodium liquide à la place de l’eau permet de ne pas ralentir les neutrons, ce qui, pour simplifier, les rend peu regardants sur la qualité du plutonium.
Cette différence de conception présente des avantages et des inconvénients et est au cœur des questions liées à la sûreté. Le sodium est en effet un composé chimiquement très réactif, qui peut s’enflammer au contact de l’air et exploser au contact de l’eau, ce qui peut conduire à des incidents plus ou moins graves en cas de fuite. Il y a eu par le passé deux incidents de ce type en Russie et au Japon, qui n’ont cependant eu d’impact que sur la disponibilité du réacteur et pas sur sa sûreté. L’opacité du sodium rend aussi plus difficile l’inspection en temps réel du cœur. En contrepartie, le sodium a l’avantage d’avoir une très forte inertie thermique rendant le réacteur robuste à une perte de refroidissement temporaire, d’être utilisé à basse pression, et d’être loin de son point d’ébullition en fonctionnement normal.
Les réacteurs à neutrons rapides présentent un risque dit de compaction du cœur qui leur est propre, pouvant conduire à une augmentation soudaine de réactivité. Ce risque est pris en compte à la conception, et contré par trois lignes de défenses indépendantes.
L’objectif annoncé du programme ASTRID conduit par le CEA est d’amener la sûreté des réacteurs à neutrons rapides au moins au niveau de sûreté des réacteurs à eau pressurisée qui leur seraient contemporains, afin qu’ils puissent potentiellement constituer la nouvelle génération de réacteurs dite « Gen-IV »
Coût et horizon
De par leur conception plus complexe, pour répondre notamment aux exigences de sûreté, les réacteurs à neutrons rapides auraient un coût plus élevé que les réacteurs actuels. Ce point ne fait pas débat.
L’argument économique est ainsi un facteur important dans l’éloignement de l’horizon d’une éventuelle introduction de réacteurs à neutrons rapides. En effet, l’économie de ressources primaires ne justifie le surcoût de ces réacteurs que si l’uranium naturel vient à manquer et que son prix est élevé, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui (même si la situation peut changer). Une réduction de la part du nucléaire dans le mix énergétique mondial ainsi que ces contraintes économiques font que le déploiement de réacteurs à neutrons rapides n’est plus envisagé avant la deuxième moitié du XXIe siècle.
[1] isotope non fissile, représentant 99.3% de l'uranium naturel et plus de 99.7% de l'uranium appauvri
[2] voir le rapport [CPD] pour les hypothèses précises considérées
[3] Il existe d'autres débouchés pour l'uranium appauvri, voir le rapport cycle 2018 du HTCISN